16.
Le dos douloureux, Kenhir s’assit lentement sur une chaise à haut dossier. À sa droite, la femme sage ; à sa gauche, Paneb.
En face d’eux, Casa le Cordage dont le visage carre semblait figé dans une expression de désespoir.
— Nous voulons toute la vérité, exigea le scribe de la Tombe.
— D’accord, d’accord, acquiesça le tailleur de pierre, mais ce n’est pas du tout ce que vous imaginez.
— La semaine dernière, tu t’es bien rendu sur la rive est ?
— Oui, oui... Pour y rencontrer un éventuel client désireux d’acquérir des statuettes funéraires.
— Et tu t’es longuement arrêté à la buvette, sur le quai ?
— Il faisait chaud et j’avais soif.
— Tu as beaucoup bu, n’est-ce pas ?
— J’avais grand soif.
— Tu as longuement parlé à plusieurs personnes de l’abcès qui te faisait souffrir.
— C’est bien possible, admit Casa.
— Et tu as omis de préciser que la femme sage te soignerait.
— Pour être franc, je ne sais plus très bien ce que j’ai raconté.
— D’après les témoignages recueillis par le médecin-chef Daktair, tu t’es plaint d’horribles souffrances et du manque d’intérêt porté à ton cas.
— Je ne me souviens pas...
— Les témoins ont compris que tu étais en danger et ils ont alerté les autorités sanitaires.
— Je n’ai rien exigé de tel !
— En es-tu certain ? questionna Paneb.
— Autant qu’on peut l’être !
— Qui était ton client ?
— À l’adresse indiquée, il n’y avait personne... J’avais trop bu, d’accord, mais je suis certain de ne pas m’être trompé.
— Tu as commis une grave erreur, constata Kenhir, car tu n’aurais pas dû sortir du village sans signaler cet abcès à la femme sage.
— Elle s’occupait d’une fillette, et je ne voulais pas perdre de temps.
— Aujourd’hui, à cause de toi, elle est accusée de négligence et elle risque de ne plus pouvoir exercer son art.
Casa le Cordage baissa les yeux.
— Je m’expliquerai devant les juges, et ce malentendu sera dissipé.
— Daktair a déjà entamé une procédure de destitution pour incapacité dans l’exercice de la médecine.
Le tailleur de pierre serra les poings.
— Je vais lui casser la tête !
— Ne commets surtout pas ce genre d’idiotie, recommanda Kenhir.
— Il ne me reste qu’une seule solution, estima Claire : prouver mes capacités au médecin-chef et aux spécialistes du palais.
Le général Méhy vida d’un trait sa coupe de vin blanc.
— Je sais que tu ne bois que de l’eau, mon cher Daktair, mais tu devrais faire une exception ! Ne convient-il pas de célébrer une belle victoire ?
— La déchéance de la femme sage n’est pas encore prononcée.
— N’a-t-elle pas choisi la pire des solutions ? Elle aurait dû se battre devant les tribunaux... C’est sa prétention qui la perdra.
— Je n’ai pas réussi à corrompre la totalité des spécialistes, avoua Daktair. Certains me sont hostiles, d’autres foncièrement honnêtes. Et pour ne pas entamer ma crédibilité, ce n’est pas moi qui choisirai le malade que la femme sage aura a traiter devant ses collègues, mais l’un d’eux, tiré au sort.
— Un cas difficile, j’espère ?
— Vous pouvez en être certain ! La réputation de la femme sage déplaît à la plupart des spécialistes, mais elle pourrait réussir si je n’intervenais pas de manière décisive.
— Que projettes-tu ?
— Dès que je connaîtrai l’identité du malade, j’empoisonnerai sa nourriture ou sa boisson. Quels que soient les talents de la femme sage, elle ne parviendra pas à le sauver. Et c’est un cadavre qu’elle présentera à ses collègues.
La poitrine de Méhy se dilata d’aise.
— Tu es un remarquable savant, mon ami !
— Pourtant, je demeure cantonné dans un poste sans intérêt où mes facultés intellectuelles s’éteignent à petit feu ! Pourquoi avez-vous abandonné vos grands projets ?
Brusquement dégrisé, le général se leva.
— Qu’as-tu imaginé, Daktair ?
— La Place de Vérité est triomphante, le pays tout entier s’enfonce dans la crise et vous, vous vous contentez de régner sur Thèbes ! Quant aux vieilles traditions qui étouffent l’Égypte, personne ne les combat. Qu’espérer, aujourd’hui, sinon la fin de mes illusions ?
— Je n’ai renoncé à rien, Daktair, et je n’ai pas oublié qui tu étais. Grâce à moi, tu occupes une position de premier plan ; et le seul à s’endormir, c’est toi ! Je mène une guerre depuis plusieurs années et j’ai porté de rudes coups à un adversaire plus redoutable qu’une armée d’élite, car il possède la pierre de lumière.
— Pure illusion, général !
— Je te rappelle que je l’ai vue et que je connais sa puissance ! La confrérie ne survit que par elle, sans oser utiliser ses véritables pouvoirs. Pour s’en emparer, il faut d’abord détruire les défenses qui l’entourent, et la première d’entre elles est la femme sage. C’est pourquoi ton intervention est essentielle.
La chaleur de mai était accablante. Aussi Daktair et les médecins avaient-ils pris très tôt le chemin de la Place de Vérité en empruntant des chars de l’armée que conduisaient des hommes de Méhy. Ils avaient suivi de peu le cortège d’ânes chargés de livrer l’eau au village.
Le chef Sobek en personne accueillit les visiteurs au premier fortin. Bien qu’une enquête approfondie lui eût permis de vérifier les dires de Casa le Cordage, le Nubien demeurait sceptique ; s’il était le traître, le tailleur de pierre n’avait-il pas réussi à donner le change ?
Daktair s’adressa au policier avec arrogance.
— Fais venir la femme sage.
— Vous êtes autorisés à pénétrer dans la zone des auxiliaires où elle vous attend.
Vêtue d’une robe rouge à manches courtes et parée d’un fin collier d’or, Claire impressionna ses collègues et surtout le doyen, spécialiste des intestins, qui s’inclina devant elle.
— J’espère que vous sortirez victorieuse de cette épreuve, déclara-t-il avec émotion.
— Pas de bavardage, trancha Daktair. Êtes-vous prête à examiner le malade ?
— Conduisez-le dans le bureau réservé au scribe de la Tombe.
Le patient était un homme voûté d’une cinquantaine d’années au visage gris et aux yeux profondément enfoncés dans leurs orbites. Visiblement épuisé, il se laissa guider sans mot dire.
— J’exige la présence d’un témoin pour voir comment vous procédez, déclara Daktair.
— Je n’y vois aucun inconvénient.
Un chirurgien se proposa. Il assista à un long examen médical au cours duquel Claire écouta la voix des différents organes, scruta la peau, étudia le fond d’œil et palpa l’abdomen. Préoccupée, elle analysa l’urine et le sang du patient, prélevé au lobe de l’oreille.
— Avez-vous terminé ? demanda le chirurgien.
D’un regard, Claire fit comprendre à son collègue qu’elle ne désirait pas s’exprimer en présence du malade.
Sentant son trouble, ce dernier osa prendre la parole.
— À Thèbes, on m’a dit que vous m’aideriez...
— C’est exact, je vous prescrirai des remèdes.
— Je suis exténué, j’aimerais m’allonger.
Après avoir confié le patient à Obed le Forgeron qui lui prêta son lit, la veuve de Néfer le Silencieux comparut devant ses juges.
— Pas d’anomalie à signaler ? demanda Daktair au chirurgien.
— Aucune. L’examen a été conduit avec une parfaite rigueur.
— Votre diagnostic, femme sage ?
— Grave affection cardiaque, mais c’est un mal que je connais et que je peux guérir. Malheureusement, il y a beaucoup plus grave.
— Expliquez-vous, demanda le doyen, étonné.
— Un poison circule dans le corps de ce patient.
— Impossible, protesta un cardiologue. Je l’ai examiné ce matin et je l’aurais remarqué !
— Réexaminez-le, insista Claire, et vous aboutirez à la même conclusion que moi.
Les spécialistes étaient troublés, des discussions s’engagèrent.
— C’est une méprisable manœuvre de diversion, jugea Daktair.
Avec calme, la femme sage indiqua les remèdes qu’elle estimait nécessaires.
— Je n’ai rien à ajouter, conclut le cardiologue ; il est évident que les qualifications de notre consœur sont remarquables.
— Je les estime moi-même insuffisantes, estima Claire ; le patient que vous avez amené est en train de mourir, et je suis incapable de le sauver.
— Notez tous ces paroles ! s’exclama Daktair. La femme sage de la Place de Vérité reconnaît devant vous qu’elle ne possède pas les compétences indispensables pour soigner ! Les accusations portées contre elle sont donc tout à fait fondées, et je propose sa destitution immédiate.